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Le changement, c'est maintenant...

» Critique du manga Emma par Nakei1024 le
23 Mars 2014

Pendant longtemps j’ai entendu parler de ce manga sans m’y intéresser plus que ça. Il faut dire que l’univers de l’Angleterre Victorienne du XIXème siècle ne me passionnait pas vraiment, et que j’avais déjà pu voir nombre de films et lire pas mal de bouquins prenant lieu et place à cette époque. Et si en plus c’est une romance, je craignais de me retrouver face à un récit à l’eau de rose avec tout ce que ça sous-entend d’aprioris négatifs. Bref pour toutes ces raisons, j’ai sciemment feint l’ignorance durant pas mal d’années.

Il aura fallu que je découvre finalement l’œuvre de Kaoru Mori en lisant sa nouvelle série Bride Stories pour me dire que merde, j’étais peut-être passé à côté de quelque chose de bien pendant tout ce temps…

Emma, c’est donc la naissance d’un amour entre 2 jeunes Anglais, dans le Londres du XIXème siècle. Elle est une domestique travailleuse et appliquée, lui est le premier fils d’un riche industriel. Du fait de leur différence de classe sociale, leur amour semble à priori compromis, avant même qu’il ne se transforme en quelque chose de sérieux.
Avouons-le, le pitch de base n’a rien de réellement original et fondamentalement, son traitement au fil des 5 tomes non plus. J’aurais même tendance à dire qu’il y a une certaine naïveté dans les péripéties et embûches qui pavent la route de nos 2 amants. Et pourtant ça marche, grâce à une galerie de personnages hauts en couleurs possédant généralement un fort caractère, ce qui permet de ne jamais tomber dans le pathétique et le larmoyant à outrance. Bien sûr il y a des larmes et de grandes interrogations pour savoir si la voie choisie est vraiment la bonne ou si l’on a simplement le droit (moral et sociétal) de l’emprunter. Bien sûr il y aura de gros obstacles et des personnes prêtes à tout pour empêcher cette union, mais également des soutiens et des personnes prêtes à rendre service et contribuer même modestement à la réussite de ce couple improbable.
Mais à aucun moment je n’ai eu l’impression de me retrouver devant un récit totalement artificiel, surjoué et caricatural. Les multiples protagonistes (quels qu’ils soient) sont sincères, crédibles, et leurs raisonnements suivent une certaine logique, qu’ils approuvent ou rejettent cette union.
On assiste même à de touchants passages dénués de dialogues, durant lesquels seules les expressions et regards des personnages suffisent à transmettre leurs émotions et aspirations. A ce sujet, mention spéciale aux multiples servantes du jeune Hakim : bien que « muettes » et affichant un visage le plus souvent dénué d’expression, chacune de leurs interventions est plus révélatrice qu’un long discours.

Abordons maintenant le point essentiel du manga : la description d’une époque de l’Histoire anglaise. L’histoire d’amour entre Emma et William est certes bien ficelée mais à mon sens, elle ne serait rien sans le tableau vivant et fourmillant de détails de la vie de l’époque. L’Angleterre Victorienne est véritablement une période charnière pour ce pays, qui passe peu à peu d’un mode de vie traditionnel à une véritable révolution industrielle. Les éléments les plus visibles sont bien entendu l’arrivée de nouvelles machines comme le train, les automobiles, les premiers avions, et les villes qui se pavent peu à peu pour s’adapter à ces nouveaux moyens de transport en commun. Mais on notera d’autres nouveautés comme le commerce international et l’importation de produits exotiques (venus notamment d’Inde grâce à l’intervention d’Hakim), les boutiques avec leurs devantures vitrées permettant de présenter les produits à la clientèle, ce qui donne lieu à une nouvelle pratique : le shopping… N’oublions pas la progression de l’éducation et la culture avec la diffusion toujours plus importante de livres, romans et multiples journaux et revues, sans oublier le théâtre et l’opéra qui deviennent peu à peu accessibles même aux classes les moins fortunées. Enfin, les sciences et la médecine font également de grands progrès réduisant peu à peu la mortalité de la population et évitant la propagation d’épidémies aux effets ravageurs encore quelques décennies auparavant. Sans ces progrès, Emma n’aurait peut-être jamais eu les moyens de porter une paire de lunettes pour corriger sa myopie particulièrement handicapante.
Symbole de toutes ces avancées, le Crystal Palace et ses expositions sur les dernières découvertes venues du monde entier ne manqueront pas de fasciner les visiteurs comme les lecteurs. On y reviendra d’ailleurs plus d’une fois au fil des tomes, à des époques différentes.

Cela-dit, les changements les plus importants restent d’ordre sociétal. On peut dire que la romance entre Emma et William est presque une expérience témoin sur la manière dont les barrières sociales (pourtant très strictes comme on le rappellera régulièrement en cours de route) volent peu à peu en éclat. Bien entendu, une domestique qui épouse un riche bourgeois c’est encore assez rare et presque un exploit en soi, mais avec le développement de l’éducation et le partage des connaissances et du savoir, ce n’est pas impossible non plus. Il serait faux de croire que cette romance ne dépend que de la volonté des protagonistes : avant d’obtenir le droit de vivre leur vie comme ils l’entendent, ils doivent faire leurs preuves aux yeux du monde, ce qui impose de nombreux sacrifices, efforts et un long apprentissage de ce qu’il faut savoir de la vie mondaine dans la haute société.

Curieusement, c’est encore entre bourgeois et nobles que les oppositions sont les plus violentes. Les premiers sont souvent de grands industriels, fortunés et basant leur puissance sur le capital et la terre, aspirant à davantage de reconnaissance de la part de la société Anglaise ; tandis que les seconds s’échinent à protéger leurs privilèges et leur grandeur passée malgré la ruine qui les guette. Leur seule arme reste finalement la réputation et l’importance de leur nom, mais même cela ne suffit plus passé un certain stade.
En toute logique, la solution pour satisfaire tout ce petit monde est simple…Mais on ne brise pas ainsi des siècles d’Histoire prestigieuse et de séparation entre noblesse et peuple. Les premières personnes à tenter de franchir ce pas prennent le risque de se voir reléguer aux rangs de parias, rejetés de la haute société. Le vicomte Campbell est un cas d’école : il est suffisamment intelligent pour comprendre que la survie de sa famille ne pourra passer que par un mariage arrangé de sa fille avec le fils d’un riche bourgeois, mais lors de chacune de ses rencontre avec le père de William, tout son être suinte le mépris et la haine à peine masquées envers ce dernier (et tout ce qui est lié de près ou de loin). Et pour empêcher le déshonneur total que serait l’annulation dudit mariage (pour une vulgaire soubrette qui plus est), il n’hésitera pas à employer les grands moyens.

Voici donc les principaux éléments sur lesquels se base Kaoru Mori pour sortir un récit d’une intensité (malgré un rythme plutôt lent) et d’une justesse rarement atteintes. Servi par un graphisme somptueux qui ne cesse de s’améliorer et gagner en finesse d’un chapitre à l’autre (on n’arrive pas à BS d’un claquement de doigts), le manga propose certaines planches véritablement envoutantes qui ne manqueront pas de charmer le lecteur. Puisqu’on parle de charme, il n’est guère surprenant que la majeure partie du casting soit composée de femmes, généralement dotées d’un fort caractère. Cela ne veut pas dire pour autant que les hommes sont remisés au placard ou jouent les seconds rôles, mais ils ont une certaine propension à s’accrocher à certains concepts que nous qualifieront simplement de dépassés, ou à stagner dans l’indécision lorsqu’ils sont confrontés à d’importantes problématiques. Une présence féminine sera bien souvent nécessaire pour les rappeler à l’ordre ou influer leur décision vers une position moins stricte, quand elles ne prendront pas directement les choses en main (Monica Campbell ou Adèle, on les aime aussi pour ça). Eh oui, c’est aussi ça le changement : accepter que les schémas classiques instaurés par des millénaires de patriarcat soient (subtilement) remis en cause.
Enfin, Kaoru Mori nous montre qu’elle maitrise différents types de narration : outre l’histoire principale, le dernier tome propose de multiples épisodes « tranche de vie » s’étalant sur un (voire 2) chapitres, et enrichissant encore davantage un tableau déjà extrêmement fourni de cette époque, l’occasion également de s’attarder un peu plus sur les personnages secondaires et de leur laisser brièvement le devant de la scène. N’oublions pas non plus les petits strips comiques en 4 cases, disponibles çà et là tout au long des 5 tomes.

Pas vraiment de point négatifs à signaler, si ce n’est la conclusion un peu trop rapide en fin de récit. J’ai eu l’impression qu’il manquait quelque chose, et j’aurais aimé voir les premiers pas d’Emma et William en société. Bien sûr on a eu un aperçu de ce que ça pouvait donner via le passif d’un autre personnage, mais après tout le travail et les efforts fournis par la jeune femme, il aurait été bon de voir davantage le fruit de son travail.
Même chose pour la famille Campbell, dont j’ai du mal à croire que le patriarche se laisse ainsi avoir sans réagir. Encore un arc parallèle dont la conclusion me semble un peu trop légère pour être réellement convaincante.
Rien de grave, je le répète, mais pour un récit aussi riche et détaillé que celui-ci, on ne peut s’empêcher d’avoir une désagréable impression qu’un dernier petit effort n’a pas été consenti. Dommage.

Pour conclure, plus qu’une simple romance de grande qualité, Emma – A Victorian Romance est le tableau vivant et approfondi d’une époque et d’une société en pleine mutation, à tous les niveaux et dans tous les domaines. Une production exemplaire qui annonçait déjà les succès futurs de son auteure, et qu’il serait regrettable d’ignorer.

Verdict :8/10
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A propos de l'auteur

Nakei1024, inscrit depuis le 05/01/2007.
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