
Depuis une dizaine d’années la Corée est entrée avec force et fracas dans le jeu du soft-power mondial en imposant certaines de ses œuvres et de ses codes au public geek globalisé. Une offensive qui a particulièrement fonctionné au cinéma (Parasite), à la télévision (Squid Game) ou dans la musique (K-Pop). La Corée jouit également d’une hégémonie dans le milieu de l’e-sport et on a récemment pu voir des incursions dans le jeu vidéo console (Stellar Blade). Pour ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, à savoir le manga et l’animation, la Corée rattrape lentement mais sûrement son retard sur son rival japonais: les webtoons ont réussi à se faire une place dans le milieu de la BD en ligne, tandis que certains studios d’animation coréens parviennent à se faire remarquer au point d’avoir droit à des articles ici-même, ce qui est quand même une consécration avouons-le.
En ce qui concerne les séries, qui restent le média de masse populaire de l’animation, les ayant-droits coréens ont eu pour stratégie de confier leurs licences à des studios japonais déjà établis plutôt que d’attendre vingt ans qu’une industrie coréenne locale puisse émerger. Avec l’aide du distributeur Crunchyroll, lui-même détenu par le japonais Sony, plusieurs animes ont été produits avec des résultats mitigés: Noblesse et God of Highschool sont vite tombés aux oubliettes tandis que Tower of God n’est semble-t-il pas parvenu à maintenir l’intérêt passé sa première saison. Toute ceci n’était finalement qu’un amuse-bouche avant de voir arriver le plat principal, à savoir l’adaptation de Solo Leveling.
Solo Leveling est au départ un web-novel de l’auteur Chugong paru il y a une dizaine d’années, qui a ensuite été adapté en webtoon par l’illustrateur Jang Seong Rak. Mondialement populaire, le webtoon est finalement adapté en série d’animation chez A-1 Pictures sous la direction de Shunsuke Nakashige, animateur très expérimenté. A noter que dans la suite de ce commentaire on utilisera les noms des personnages en coréen, ce qui vous paraîtra normal puisque la version diffusée par Crunchyroll en France reprend les noms originaux du webtoon; mais il faut savoir qu’au Japon la série a été «adaptée» au public local, son titre n’est pas Solo Leveling mais Ore dake Level Up da Ken, les personnages ne s’appellent pas Sung Jin-Woo et Cha Hae-In mais Shun Mizushino et Shizuku Kôsaka, et a donc eu deux doublages japonais différents, un pour le Japon et un pour le reste de monde. Après tout nous en France pendant des décennies on avait remplacé Ryo Saeba par Nicky Larson et Tsubasa Ozora par Olivier Atton, comme quoi personne n’a le monopole de la connerie.
Il y a dix ans, le monde fut bouleversé par l'apparition des Portails, qui ont permis de connecter notre réalité avec une dimension parallèle remplie de monstres dangereux. Au même moment, certains humains ont acquis des pouvoirs leur permettant de combattre les menaces des Portails, voire même de s'aventurer de l'autre côté pour piller les richesses qui s'y trouvent.
Jin-Woo Sung est un de ces Chasseurs qui participent aux missions d'exploration des Portails. Toutefois, Jin-Woo est considéré comme le plus faible de tous les chasseurs, incapable de terminer même la plus simple mission. Un jour, une expédition en apparence ordinaire tourne mal lorsqu'un adversaire d'une puissance invraisemblable anéantit l'équipe de Jin-Woo. Lui-même manque de se faire tuer, mais il en réchappe miraculeusement.
A son retour dans le monde réel, Jin-Woo découvre qu'il a acquis un nouveau pouvoir jamais vu ; celui de monter de niveau...
Solo Leveling se place dans un style d’écriture bien particulier que l’on appelle la power-fantasy. Pour nous les vieux qui avons été biberonnés au shônen du genre Naruto ou Bleach, tout l’intérêt de ce genre d’histoire c’est de voir le personnage galérer face à l’adversité et se relever pour finalement triompher grâce à sa volonté inébranlable de vaincre. C’est le cycle défaite-entraînement-victoire-défaite qui constitue la boucle fondamentale de ce genre d’histoire. La power-fantasy s’appuie sur des ressorts différents, ici l’idée n’est pas de voir le personnage galérer puis finir par l’emporter de justesse, mais plutôt de voir le personnage rouler sur tout le monde sans opposition. On retire les phases de défaite et d’entraînement de la boucle pour ne laisser que la victoire, la victoire et uniquement la victoire, ce qui permet de brosser le spectateur dans le sens du poil en lui proposant de se projeter dans un monde où tout est acquis et où rien ne lui résiste. C’est aussi une manière pour les auteurs de ne pas avoir à se casser la tête à écrire des histoires subtiles et des personnages complexes et d’aller droit au but; ce n’est pas un hasard si la power-fantasy se trouve aujourd’hui le plus souvent dans le milieu des light novels, des web-novels et autres productions alimentaires qui sont à la pop-culture ce que Ikea est à l’architecture d’intérieur.
On pourrait penser que Solo Leveling tomberait à pieds joints dans tous ces écueils, et le récit a pas mal de défauts sur lesquels on reviendra, mais il a aussi des qualités. La première que je relèverait c’est le world-building qui est plutôt intéressant. Souvent la power-fantasy se conjugue avec l’isekai, car il s’agit là aussi d’une solution de facilité pour les auteurs. Solo Leveling se situe dans ce mouvement mais avec une différence importante ; ici ce n’est pas le personnage issu du monde réel qui va entrer dans un monde de jeu vidéo, c’est le jeu vidéo qui fait irruption dans le monde réel. Certes on va avoir des histoires de donjons, d’équipement, de stats et autres enrobages vidéoludiques, mais les dynamiques qui sous-tendent l’univers sont bien celles de notre monde; l’exploitation, la concurrence, voire l’impérialisme lorsque le récit prend une dimension internationale vers la fin. Jin-Woo ne devient pas riche, célèbre et puissant parce qu’une divinité quelconque a décidé de lui donner un cheatcode comme dans Re:Zero, il devient fort parce qu’il est le seul dans ce monde à pouvoir s’améliorer là où tous les autres sont coincés dans leur classe (sociale). Solo Leveling c’est la méritocratie si ça existait pour de vrai.
Un autre point que j’ai trouvé amusant c’est la manière avec laquelle le protagoniste progresse tellement loin que ses enjeux personnels finissent pas dépasser les enjeux du reste de l’univers. Au début on t’explique tout le délire des guildes, des chasseurs, des rangs etc. sauf que plus Jin-Woo avance plus on se rend compte que tout ça on s’en bat la race et que le vrai problème est ailleurs, avec les quelques scènes qui laissent entrevoir le lore autour des donjons et des démons. Cela amène cependant au principal écueil de la série, assez évident pour un anime de ce genre, qui est la totale et complète inutilité des personnages autres que Jin-Woo qui se font complètement surclasser et dont le seul rôle est de regarder la bouche béante le héros leur voler la vedette. Et autant au début de la série le personnage qui doit cacher sa force pour avancer dans sa quête c’est intéressant, autant dans la deuxième moitié quand il ne se cache plus et fait passer le reste du monde pour des PNJ ça devient un peu lassant d’un point de vue narratif. Le dernier arc est symptomatique de cette limite inhérente au genre, ça essaye de singer Hunter x Hunter mais sans rien comprendre à ce qui en faisait l’intérêt et ça tombe à plat, terminant l’anime sur l’idée qu’il n’a plus grand-chose à raconter.
Au niveau visuel la série ne propose rien de particulier au niveau stylistique, mais comme souvent avec le productions A-1 Pictures la relative banalité esthétique est contrebalancée par de gros moyens techniques avec des scènes d’action nombreuses et dynamiques, accompagnée par la «musique» de Hiroyuki Sawano. On sent que la série a été calibrée pour marcher à l’international, avec une mise en scène efficace qui évite les effets de style trop typés anime (vous verrez pas de personnages en SD par exemple), beaucoup d’action et de sakuga, et une esthétique assez plate pour marcher partout sans tomber dans l’indigence de la plupart des séries du genre.
Bilan positif donc pour Solo Leveling, qui n’a pas volé son succès et montre à quel point la grande majorité des animes surfant sur la vague de la power-fantasy ne font aucun effort. Le récit est fondamentalement complaisant et finit par montrer ses limites, et la caractérisation unilatérale des personnages ne parvient pas à dépasser les carcans du genre comme a pu le faire une série comme Mob Psycho 100 par exemple. Pour autant, Solo Leveling réussit un exploit que très peu d’animes modernes parviennent à accomplir, c’est celui de ne pas nous endormir; peut-être est-ce là le pouvoir le plus cheaté de Jin-Woo, celui qui transcende toutes les échelles de puissance: être le héros d’un anime de power-fantasy qui ne soit pas complètement nul.