La diffusion en 2022 de l’anime Chainsaw Man, adaptation du manga de Tatsuki Fujimoto, fait partie des moments intenses de la japanime de ces dernières années; un de ces instants fédérateurs où le public fragmenté se coalise l’espace d’une saison autour d’une série dont tout le monde comprend à la seconde où elle est diffusée qu’elle marquera son époque.
Le manga avait fait le plus gros du travail en se présentant comme un shônen de baston à la structure éprouvée (l’organisation des humains gentils qui se battent contre les monstres méchants) pour finalement révéler sa nature; un récit pulp profondément sombre et nihiliste, où l’apathie générale n’est bousculée que par les passions tristes, le sexe et la violence.
L’adaptation anime fut produite par Mappa qui a négocié des droits particuliers avec le Jump puisque le studio a lui-même financé 100% du projet, plutôt que de passer par un comité de production ce qui est l’usage dans l’industrie. Cette main-mise sur la production a permis au studio de prendre des risques inhabituels à ce niveau; notamment le fait de confier la réalisation à un débutant, Ryu Nakayama, et de choisir une direction artistique «cinématographique» qui s’éloigne délibérément du style du manga pour un approche inspirée du live-action. Pour de plus amples détails, je vous invite à regarder cette vidéo qui explique les méthodes de cinéma employées dans l’anime.
Ce choix esthétique assumé, en plus des importants moyens techniques et artistiques mobilisés (chaque épisode dispose d’un ending différent animé par des pointures du milieu) a permis à Chainsaw Man de faire sa place comme l’une des séries les plus ambitieuses de ces dernières années. Le propre des choix cependant, c’est qu’il y a forcément des gens déçus. La vision de Ryu Nakayama, toute ambitieuse qu’elle soit, n’a pas fait l’unanimité parmi les fans du manga de Tatsuki Fujimoto qui ont copieusement descendu la série sur les réseaux – quand bien même Fujimoto lui-même avait été consulté par Mappa au préalable.
Cette controverse autour de l’adaptation fut largement circonscrite au Japon, mais elle a suffi à Mappa pour prendre des décisions radicales; Ryu Nakayama fut débarqué de son poste et quitta le studio, et il fut décidé la suite de l’adaptation prendrait la forme d’un long-métrage. En effet, l’équipe d’animateurs qui produit Chainsaw Man est la même qui produit l’adaptation de Jujutsu Kaisen dont la dernière saison fut une catastrophe d’un point de vue du planning au point que Mappa imposa le silence à ses employés sur les conditions de travail dont on sait néanmoins qu’elles furent particulièrement dégradées ne serait-ce que parce que certains épisodes ont été diffusés pas terminés. Ce film «Reze Arc» a donc la lourde tâche de redorer l’image de Mappa et d’apaiser les fans sceptiques autour de l’adaptation.
Le récit du film intervient directement après les évènements de la série et adapte les tomes 5 et 6 du manga. Denji travaille toujours à la Sécurité Publique en tant que chasseur de démons, avec pour ambition de vivre une vie normale et pourquoi pas serrer une meuf au passage. Son objectif semble se rapprocher lorsqu’il est invité à un date par Makima, sa patronne. Peu après, Denji fait la rencontre fortuite de Reze, une jeune étudiante avec laquelle il débute très rapidement une relation. Alors que Denji pense enfin vivre la romance qu’il espère tant, les choses vont fortement déraper…
Bien que le film fasse directement suite à la série, et que le manga se poursuive après, le scénario de ce Reze Arc est relativement indépendant avec une progression dramatique cohérente. Il ne faut cependant pas s’attendre à une avancée majeure dans l’intrigue; c’est d’ailleurs un des reproches faits au film, qu’il donne l’impression de laisser le monde de Chainsaw Man dans le même état qu’il l’a pris. En réalité, l’intérêt de cet arc repose surtout sur l’approfondissement de ses personnages, en particulier Denji, Aki ou Makima dont on va explorer des aspects qui n’étaient que suggérés jusque là. Denji n’est motivé que par ses instincts les plus basiques tels que manger et dormir, mais c’est surtout un jeune homme qui cherche à être aimé et ne se sent pas capable d’aimer en retour, traduisant une insécurité masculine moderne qui est un thèmes centraux de la série. Son coup de foudre pour Reze le confronte pour la première fois à une réelle possibilité de romance, qui va évidemment mal tourner parce que les histoires d’amour finissent mal en général. L’autre personnage qui sera développé est Aki, dont la haine des démons commence à laisser place à un sentiment plus ambivalent, tout comme Angel et Makima qui apparaissent moins monolithiques.
Le personnage central du film sera Reze, la jeune fille qui va faire vriller Denji et à travers lui le spectateur. Son personnage crève l’écran et elle vole chaque scène où elle apparaît, que ce soit dans la première partie centrée sur la romance ou par la suite. Le film fait un excellent travail d’icônisation du personnage pour la rendre immédiatement attachante, ce qui n’est pas une mince affaire dans une série où les personnages féminins sont déjà extrêmement charismatiques (Makima, Power, Himeno…).
S’agissant du récit proprement dit, on en va pas en dire trop pour ne pas spoiler et surtout parce qu’il n’y a pas tant de choses à dire. Le film dure un peu plus d’une heure et demie et un bon tiers est accaparé par une immense scène d’action, l’intrigue elle-même est tellement simple qu’elle se permet d’écarter complètement certains personnages comme Power ou Kishibe qui ne font que des apparions, tandis que les rôles d’Aki et de Angel sont intéressants mais assez déconnectés du scénario. Cette simplicité n’est toutefois pas un défaut, elle montre que les personnages et l’univers de Chainsaw Man sont suffisamment solides pour tenir un arc complet sans avoir à faire avancer le plot par tous les moyens, et le focus sur les émotions des personnages et leur ambiguïté est parfaitement adapté à un long-métrage aux ambitions cinématographiques.
A ce sujet, passons à la partie technique qui est la plus intéressante. Comme expliqué plus haut le studio Mappa a décidé de changer la direction artistique de l’anime suite aux mauvais retours de la première saison, et a confié la réalisation de ce film à Tetsuya Yoshihara, animateur expérimenté et connu de la scène sakuga pour ses nombreuses collaborations sur des séries de haut calibre comme Jujutsu Kaisen ou Frieren (il a aussi réalisé la série télé de Black Clover, mais je sais pas si c’est flatteur de le rappeler). Plus important, Yoshihara était superviseur des scènes d’action sur la première saison de Chainsaw Man, il était donc déjà dans l’équipe sous l’ancienne «vision».
Au final, la direction artistique du film relève plus du compromis que d’une réelle rupture. Le point le plus évident est le chara-design, plus proche du style de Fujimoto, avec des traits épais et un effet crayonné pour rappeler le manga original. Le film est également nettement plus coloré que la série dont l’image était volontairement grisâtre. Concernant l’animation, en dehors des scènes d’actions sur lesquelles ont reviendra, le film semble éviter l’usage de la rotoscopie qui avait fait beaucoup réagir dans la première saison mais maintient des mouvements détaillés et réalistes notamment lors d’une séquence dans un école au milieu du film. Surtout, le film élimine complètement et intégralement la 3DCG dans l’animation des personnages, ce qui est la moindre des choses pour un long-métrage mais qui mérite toujours d’être souligné.
A partir d’un certain moment du film le scénario rompt avec le rythme posé de l’amourette adolescente pour passer à l’action énervée et une fois le train lancé il ne s’arrêtera pas jusqu’au dénouement. Je n’ai pas de scrupules à dire que l’action de ce film est une des plus impressionnantes que j’ai vu pour un film d’animation récent au cinéma, tant par sa qualité que par sa quantité; il y a autant d’action dans ce film que pour une saison entière et avec le polissage permis par le format on atteint des sommets. Le plus intéressant c’est la diversité des styles proposés; à l’instar de la saison 2 de Jujutsu Kaisen (produite par la même équipe on le rappelle), chaque plan propose son propre style et sa propre idée issue de l’animateur qui l’a réalisée, mais contrairement à JJK ce film n’a pas été bricolé à la dernière minute. Lorsqu’on y ajoute la créativité inhérente au manga de Fujimoto (Denji qui monte un requin sur pattes qui court sur les murs…) on obtient ce qui fait l’essence même de l’animation, son intérêt intrinsèque, c’est-à-dire sa possibilité d’ouvrir le champ des possibilités visuelles et de proposer des images nouvelles, des perspectives jamais vues, comme celle de placer des onomatopées de manga dans une impact frame qui dure 1/24ème de seconde et que personne ne verra sur le moment dans la salle de cinéma
A titre personnel j’étais très fan de la vision artistique proposée par la première saison de Chainsaw Man et assez méfiant de la volonté de Mappa de changer de style sous la pression de fans à la fois de plus en plus exigeants envers les animateurs et de moins en moins tolérants envers toute divergence envers le matériel original. Le résultat final a aisément balayé ces sentiments sous le tapis; ce n’est pas seulement réussi sur le plan technique, c’est ambitieux, jouissif et ça élève le manga aussi bien que l’avait fait la série à sa manière. Si la suite du manga, dont les lecteurs connaissent le niveau de dinguerie, a droit au même traitement il n’y a pas de doute que Chainsaw Man sera l’adaptation la plus attendue de ces prochaines années.
