
«Anaïs_du_94: Ah ouais toi aussi tu regardes des animes? Moi mon anime préféré c’est Demon Slayer! Et toi tu regardes quoi?
Deluxe_92: ben là en ce moment je regarde un anime super intéressant qui parle de la découverte de l’héliocentrisme en Europe centrale au XVème siècle…
[Anaïs_du_94 a quitté la conversation]»
Comme vous pouvez le constater mes conversations sur Bumble ne sont pas des plus fructueuses, et plutôt que de vous infliger mes râteaux on préférera traiter de sujets plus stimulants et moins honteux pour ma dignité.
Chikyuu no Undo ni Tsuite (Du Mouvement de la Terre) est donc un manga écrit et illustré par l’auteur Uoto publié entre 2020 et 2022 pour un total de huit volumes, ce qui est suffisamment court pour autoriser une adaptation complète dans un format raisonnable, ce qui a été le cas avec cette série télé de 25 épisodes dont nous allons discuter ici.
Au XVème siècle en Europe centrale, le jeune Rafal s’apprête à entrer à l’université pour étudier la théologie. Un jour, il fait la rencontre d’un savant considéré comme hérétique pour ses recherches en astronomie; il prétend que la Terre ne serait pas le centre immuable de l’univers mais qu’elle tournerait sur elle-même et autour du Soleil. Bien que contraire aux écrits de la Bible, Rafal ne peut pas ignorer cette théorie révolutionnaire, quitte à risquer sa vie…
Il va sans dire qu’en constatant le niveau moyen de la japanime actuelle, une série ayant pour thème l’histoire des sciences au Moyen-Âge européen a de quoi détonner dans le paysage et attirer l’attention des spectateurs pour lesquels un dessin animé ne résumerait pas à une succession de dessins colorés qui bougent sur l’écran d’à côté pendant qu’on est concentré sur sa partie de Balatro. Surtout, on imagine qu’un auteur ayant délibérément choisi d’écrire sur ce sujet ne s’est pas contenté de faire semblant et a au minimum tenté de raconter quelque chose; sans surprise, c’est le cas ici.
Le point le plus intéressant avec Chikyuu no Undo ni Tsuite c’est sa structure narrative et la manière avec laquelle elle sert le récit et propos. En effet, et sans vouloir trop spoiler, la série a pour particularité d’avoir plusieurs personnages principaux qui vont se succéder, avec comme fil rouge l’avancée de la théorie de l’héliocentrisme et sa répression. Chacun des personnages a sa propre motivation, sa propre personnalité et leur point commun est la persévérance dans la recherche de la vérité, qu’ils paieront au prix fort. Au-delà de la question scientifique, le sujet principal de l’anime c’est celui de la libre pensée, la liberté de croire ou de ne pas croire, et surtout la posture de celui qui assume ses convictions jusqu’au bout et dans l’adversité. C’est ce dernier point qui a probablement expliqué le succès du manga et de son adaptation dans les cercles artistiques, car il est difficile de ne pas s’identifier à ces personnages prêts à tout sacrifier pour leurs idées.
Cette manière avec laquelle les différents personnages se passent le relais au long de l’intrigue est également intéressante car elle montre bien qu’une idée scientifique, même aussi importante que l’héliocentrisme, ne surgit pas d’un seul coup mais est le fruit d’un long processus. Dans le cas de l’héliocentrisme on peut même parler de siècles puisque l’on en discutait déjà en Grèce antique, puis chez certains Arabes médiévaux, avant que Copernic ne formalise sa théorie. Chikyuu no Undo ni Tsuite est bien conscient de cela puisqu’au début de la série Rafal ne trouve pas l’idée de la Terre qui tourne tout seul, c’est quelqu’un qui lui suggère; et lui-même va ensuite la suggérer à d’autres, et ainsi de suite. La seule intuition de Rafal et des autres, c’est leur insatisfaction avec la doxa établie, qui les pousse à rechercher la vérité au-delà des apparences. Le progrès ne naît pas de la foi mais du doute.
Le dernier point qui donne à ce récit toute sa saveur est le contexte historique de l’Inquisition médiévale. La théorie héliocentriste étant considérée comme hérétique, les autorités religieuses la répriment sévèrement; ceux qui l’étudient et la diffusent ne risquent pas uniquement l’ostracisation mais carrément la mort avec ou sans torture préalable. Tout cela est un terreau fertile à la dramaturgie; pour Rafal et les autres personnages, la poursuite de leurs travaux est un enjeu de vie ou de mort, et aussi en filigrane une question de lutte contre le pouvoir. L’anime est indubitablement une charge contre le dogme religieux, mais pas nécessairement contre la foi elle-même; pour certains des partisans de l’héliocentrisme, la recherche de la vérité du monde ne remet pas en cause la parole de Dieu, elle permet au contraire de s’en approcher.
Si on s’intéresse plus précisément à l’aspect narratif, c’est là aussi un succès puisqu’en travaillant tous ces éléments la série rend un résultat aussi riche sur le plan thématique qu’il est accrocheur d’un point de vue dramatique. Les épisodes sont finement découpés avec des cliffhangers qui donnent envie de voir la suite; les différents personnages sont attachants et l’intrigue n’est pas avare en moments de tension. Toutes proportions gardées, cet anime m’a rappelé une série que j’avais commentée ici il y a plusieurs années qui s’appelle Hidamari no Ki, qui elle aussi mêlait science, histoire avec un haut niveau de discours sans oublier la dramaturgie (et pour sortir de l'animation japonaise, si cette période historique vous intéresse je vous conseille le jeu vidéo Pentiment du studio Obsidian)
Passons maintenant à l’aspect technique où il n’y aura pas tant à dire car la série n’est clairement pas une production de haut calibre d’un point de vue visuel. L’anime est produit par le studio Madhouse et réalisé par le vétéran Kenichi Shimizu, qui avait notamment réalisé l’excellente adaptation de Parasyte il y a dix ans. Le travail rendu est tout à fait convenable mais il est évident que l’ambition thématique et narrative n’est pas soutenue par une ambition technique équivalente; tout au plus on notera l’opening qui pour le coup est excellent tant visuellement que par son gimmick que je ne dévoilerai pas ici. La musique est également à noter, le compositeur Kensuke Ushio ayant été personnellement demandé par l’auteur du manga pour produire l’OST. Pour l’anecdote, les nombreuses scènes de ciel étoilé durant lesquelles les personnages contemplent les astres ont été produites à l’aide d’un logiciel libre qui permet de générer automatiquement des cartes du ciel selon la date indiquée ; c’est d’ailleurs le même outil utilisé par Uoto dans son manga pour atteindre plus de réalisme. Si vous vous demandiez comment ils faisaient pour dessiner les étoiles maintenant vous savez.
Chikyuu no Undo ni Tsuite est une série d’un haut niveau qui fera aisément partie de la conversation des animes de l’année, et dans le genre historique, des animes de la décennie. C’est audacieux, profond, passionnant et douloureusement topique: l’actualité montre que l’obscurantisme et la répression de la liberté scientifique est loin d’avoir disparue. Par ailleurs, les quelques réserves que l’on pourrait avoir sur la qualité technique de la série disparaissent lorsque l’on voit qu’elle a été appréciée par bon nombre d’artistes dont Maasaki Yuasa qui l’a complimentée sur ses réseaux; et quand tu as un des plus grands réalisateurs d’animes contemporains qui dit que l’anime est réussi ben un petit merdeux malodorant comme moi qui arrive même pas à serrer sur Bumble il ferme sa gueule.
