INU-OH — Yuasan Raphsody

» Critique de l'anime Inu-ô par Deluxe Fan le
09 Décembre 2022
Inu-ô - Screenshot #1

Inu-Oh est le dernier long-métrage de Masaaki Yuasa, le réalisateur génial qui régale les amateurs d’animation depuis plus de vingt ans sans discontinuer, et encore plus depuis qu’il a fondé son propre studio Science Saru pour travailler sans contraintes. Un studio qui n’a pas échappé à quelques polémiques, probablement méritées, mais qui ne remettent pas en cause la qualité du produit final.

Le film est inspiré d’un roman de Hideo Furukawa intitulé Le Roi Chien, lequel est d’ailleurs disponible en français depuis cette année aux Éditions Picquier, spécialisée dans la littérature asiatique. Nous avions déjà parlé de Furukawa au sujet de la superbe série Heike Monogatari, puisque c’est lui qui avait sorti une nouvelle version du Dit des Heike qui a servi de base à cette adaptation, également produite chez Science Saru. Heike Monogatari est une des séries les plus intéressantes de ces dernières années et dans l’optique de regarder Inu-Oh, qui en est en quelque sorte la suite, il est d’autant plus indiqué d’aller la voir ou à tout le moins de s’informer un minimum sur l’histoire du Japon de cette période et de la guerre de Genpei en particulier.

Inu-ô - Screenshot #2Le récit se déroule donc cinquante ans après la défaite du clan Taira lors de la bataille de Dan-no-Ura durant laquelle la quasi-totalité des Heike furent exterminés (oui je spoile la fin du Dit des Heike mais bon, ça date du XIIème siècle quoi). Certaines familles isolées restent fidèles à la mémoire du clan, notamment celle de Tomona, fils de pêcheur. Un jour ce dernier est impliqué dans un accident plus ou moins surnaturel durant lequel son père est tué et lui est laissé pour mort. A son réveil il se rend compte qu’il a perdu la vue et n’a pas d’autre choix que de devenir biwa hoshi, ces moines errants qui gagnent leur vie en récitant des histoires et accompagné par un instrument de musique – exactement comme l’héroïne de Heike Monogatari si vous vous souvenez bien.

Lorsqu’il arrive à Kyoto, capitale impériale de l’époque, Tomona obtient sa licence de moine biwa et travaille à apprendre et transmettre les histoires de sa confrérie. Un jour il rencontre un garçon de son âge qui se cache derrière un masque car il est difforme. Surnommé « Inu-Oh », le gamin est en réalité frappé par une malédiction qui l’a rendu déformé et ignoble. Avec l’aide de Tomona, il découvre qu’en racontant les histoires des Heike et en apaisant les esprits des guerriers morts dans la guerre, il peut retrouver petit-à-petit un corps normal. Les deux jeunes se lancent alors dans le spectacle, dans un genre glam rock qui va pas mal détonner dans le milieu du théâtre traditionnel japonais du XIIIème siècle…

Inu-ô - Screenshot #3On pouvait se demander pourquoi quelqu’un comme Yuasa irait subitement se lancer dans du récit historique, lui qui a jusque-là plutôt évolué dans un genre surréaliste, abstrait et post-moderne. Après avoir vu le film toutefois, on comprend qu’une telle histoire n’aurait pas pu être racontée par quelqu’un d’autre que lui. En termes de style déjà, on retrouve la patte de l’artiste avec ce chara-design volontairement simpliste, avec une animation qui s’intéresse moins aux détails qu’au mouvement, et des personnages qui ont une vraie gueule et de la présence à l’écran. C’est peut-être moins extrême dans la stylisation que certains autres travaux de Yuasa mais cela reste très identifiable, et le film se permet quelques moments de pure performance artistique avec par exemple les scènes où Tomona (qui est aveugle) visualise le monde avec des sons ce qui est retranscrit à l’écran avec des traces de couleurs au pinceau, ou bien évidemment les scènes de concerts qui vont constituer le point principal du film.

Parce que oui, Inu-Oh est un film musical, et c’est un film sur la musique et sur l’art de manière générale. L’intrigue du garçon maudit et difforme qui retrouve des parties de son corps en apaisant les esprits est un emprunt évident à Dororo de Osamu Tezuka ; sauf qu’au lieu de se battre au katana contre les démons les personnages de film vont produire des spectacles complètement délirants et anachroniques. Le film est une célébration de la performance scénique et du partage de la création artistique, chaque concert donné par Inu-Oh insiste longuement sur le public qui fait la fête et participe aux chansons, et sur les nombreux techniciens qui contribuent en direct, des genres d’intermittents du spectacle du Japon médiéval. Cet intérêt pour l’art et pour la performance créative n’est pas nouveau chez Yuasa ; sa dernière série, Eizouken, traitait de ce sujet avec ces personnages fascinés par l’animation comme moyen d’expression. Et de manière générale, tout le parcours créatif de Yuasa contient cette idée de l’animation, et de l’art, comme une fin en soi ; je vois mal par exemple Yuasa se convertir subitement à la 3D parce que cela serait le seul moyen de raconter ce qu’il veut ; au contraire sa démarche place la technique et le style au premier plan. C’est comme quand nous on écoute ses génériques d’animes japonais préférés, on comprend rien aux paroles mais c’est pas grave, on aime bien la chanson quand même. Ce n’est pas ce qui est raconté qui importe mais ce que le public reçoit comme émotion.

Inu-ô - Screenshot #4Toutefois, et c’est là où le film devient brillant, c’est que ce qui est raconté est loin d’être inintéressant. Le sujet principal du film, c’est la question de l’artiste en dehors de la norme. Toute l’intrigue repose sur le fait que Tomona et Inu-Oh, pour captiver plus de monde et attirer l’attention des esprits de l’au-delà, ont l’obligation de dévier des formes traditionnelles et de tenter quelque chose de novateur. Ce que raconte le film, c’est que l’artiste n’est pas celui qui se conforme aux attentes du public ou des autorités, c’est celui qui va faire émerger sa propre esthétique quitte à entre en conflit avec l’ordre établi. Cela est montré dans le film non seulement par ce que les personnages font, c’est-à-dire des concerts de rock au XIIIème siècle, mais également dans ce qu’ils sont. Ce n’est pas un hasard si Tomona et Inu-Oh sont tous deux infirmes ou physiquement diminués, leurs corps "anormaux" reflètent ce qu’ils sont intérieurement, des anomalies, des marginaux qui vont prendre un chemin différent parce qu’ils n'ont pas le choix. Il faut voir que le sujet du handicap reste encore assez tabou dans la japanime, à l’image de la manière avec laquelle les handicapés sont considérés dans la société japonaise IRL, même si cela commence à changer avec de plus en plus d’animes qui s’intéressent à la question (on a eu le film Josee récemment, ou évidemment A Silent Voice, et c’était subtilement abordé dans Nikuko-san l’an dernier ; souvent des longs-métrage d’ailleurs, qui ont une plus grande liberté créative et s’adressent à un public plus ouvert que les séries). Le fait que Yuasa s’intéresse à ce sujet est une évidence, lui-même représentant bien cette figure de l’artiste qui cultive sa différence et poursuit l’exploration de son propre style. Et quand le sujet du film, sa mise en scène, et la démarche de son créateur vont dans le même sens pour porter le propos à tous les niveaux de lecture, ben c’est là où tu touches au chef-d’œuvre en fait.

Masaaki Yuasa poursuit son killstreak et enchaîne les frags sans donner l’impression d’une quelconque faiblesse dans son talent. Aucun autre réalisateur de la japanime passée ou présente n’a un tel parcours, à la fois long dans la durée, constant dans la qualité et sans faute dans la démarche. Les dernières scènes de Inu-Oh racontent la divergence entre l’artiste qui abandonne son originalité et rentre dans le rang et celui qui poursuit sa singularité quitte à en payer le prix ultime. Espérons pour Yuasa qu’il ne finira pas comme ses personnages et qu’il suivra sa trajectoire singulière aussi longtemps qu’il le voudra.

Remerciements au Freddie Mercury du RER D pour son indispensable soutien.

Verdict :8/10
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A propos de l'auteur

Deluxe Fan, inscrit depuis le 20/08/2010.
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