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Cinema Panopticum

Publié le 12/02/2009 par watanuki dans Graphisme - 2 commentaires

Notes sur un thème récurrent du tome 3 de Me and the Devil Blues.

Le troisième volume des aventures de R.J. développe tout un réseau thématique jusque-là inédit : ce ne sont que grilles, barreaux, et croisées de fenêtres dans ce tome très oppressant, tant dans son propos que dans son dessin. Ce thème marque naturellement l’idée de claustration et d’emprisonnement, renforcée naturellement par le fait que R.J. est effectivement enfermé dans une cellule pendant tout le tome, tandis que Clyde accepte de se jeter dans la gueule du loup en restant dormir chez le vieux monstre aveugle. Les exemples sont très nombreux mais nous en sélectionnerons trois pour ne pas trop déborder. Prenons donc les pages 41, 57 et 67 (mais d’autres occurrences, moins spectaculaires, parsèment le récit). Les trois exemples que nous avons choisis ont quant à eux la spécificité d’entrer en résonance ou de jouer avec cette thématique obsédante.

Commençons par la page 41 : c’est un reflet de Clyde sur le dos d’une fourchette. Il y a fort à parier que Hiramoto fonctionne par associations d’idées, comme nous le verrons plus loin. Les dents de la fourchette renvoient à la thématique de la grille, et aux barreaux derrière lesquels est enfermé R.J. Mais elles renvoient aussi aux dents humaines, qui mastiquent la nourriture que l’on peut voir sur la table, et que l’on peut voir dans le reflet de Clyde, dont la bouche est ouverte. Toute la case renvoie à l’idée de « dents », et l’on sait que les dents dévoilées en permanence sont le propre de la tête de mort, association d’idée qui ressortira un peu plus loin dans le manga. La surface réfléchissante est incurvée, elle renvoie à Clyde son propre reflet, mais ce n’est pas un reflet heureux, il est porteur d’interrogations et d’inquiétude. L’étrangeté de ce dessin est renforcée du fait qu’on ne voit que le reflet, et pas la personne réfléchie ; de même, le point de vue correspond à celui de Clyde. Le temps d’une case, le lecteur se voit donc proposé d’entrer dans la peau de ce protagoniste en train de s’observer. Ici, « je est un autre », définitivement, le reflet et le réel ne peuvent pas se rejoindre, ils ne parviennent pas à cohabiter dans la même image. Ce thème de la folie, tout du moins cette idée que l’on peut être étranger à soi-même, est fondatrice de Me and the Devil Blues, ce depuis le tout premier tome où R.J. ignore ce qui lui est arrivé. Le regard de Clyde incite cependant à interpréter aussi l’image comme une manifestation de sa paranoïa : le personnage se fixe lui-même, s’interroge pour voir s’il n’est pas en train de se trahir lui-même. Cette marque psychologique appartient beaucoup plus personnellement à Clyde, qui est avant tout un paranoïaque au dernier degré. On rejoint ici une thématique très explorée au cinéma par l’œuvre de Stanley Kubrick, dont tous les films (surtout Shining, Full Metal Jacket, Eyes Wide Shut et Orange Mécanique) proposent à moment donné un plan où le personnage est filmé de façon frontale, comme s’il fixait un point juste derrière la caméra. C’est un peu ce type de plan que l’on retrouve ici.

La page 57 confirme les impressions des débuts : retour dans la cellule où est enfermé R.J. L’un des personnages condamnés à mort incite son camarade à battre le héros. Ici, le point de vue est encore étonnant, même si on a déjà pu en rencontrer un similaire dans le tome 2. Et il n’y a plus d’erreur possible : ce sont des dents et les barreaux de la cellule que l’on voit, ces barreaux qui sont comme une résurgence des dents de la fourchette que l’on a vue page 41. La réalité est observée depuis l’intérieur de la bouche du personnage, c’est-à-dire que le lecteur est véritablement placé dans la gueule du loup, éprouvant les mêmes sensations que R.J. enfermé face à son bourreau. L’image qui en résulte est triplement efficace : invraisemblable de par le point de vue, elle devient horrifique en présentant les barreaux de la cellule comme une sorte d’excroissance naturelle de la dentition du personnage. Ensuite, elle joue sur l’idée d’enfermement en jouant sur le principe des poupées gigognes : nous sommes enfermés dans la bouche du personnage, qui est lui-même enfermé dans une cellule, qui donne sur une autre cellule (celle de R.J., que l’on peut apercevoir à droite)… Enfin, n’oublions pas que ce point de vue met en avant de façon si évidente le thème de la tête de mort qu’on ne remarque qu’in extremis, alors même qu’il s’agit de l’élément le plus visible. Il y a d’ailleurs ici une illusion d’optique très réussie, puisqu’à force de regarder l’image on ne sait plus très bien si l’on est derrière ou devant le sourire de ce crâne.

La page 67, enfin, fait se rejoindre les divers thèmes que nous avons rapidement mis en avant : tête de mort, dents humaines, dents de la fourchette, pour un point de vue extérieur cette fois-ci, plus réaliste mais tout de même inquiétant : Hiramoto exagère légèrement la saillance des dents, tout comme il exagère un peu le degré d’ouverture de la bouche. Cette fois-ci, la scène représente Clyde en train de dîner avec le vieil aveugle : il n’est pas encore dans la gueule du loup, mais il est sur le point d’y entrer en acceptant de rester dormir dans cette demeure inquiétante. C’est ce que nous dit cette image, où la fourchette est sur le point d’être engloutie par le vieux monstre. La présence des aliments dans cette scène insiste sur l’idée que ce personnage est de nature vorace. Tout l’intérêt de cette situation est que Clyde n’est pas du tout une proie facile, il est même probablement presque aussi dérangé que le vieux fou. La tension qui en résulte est extrême, et l’intérêt du manga en devient exceptionnel.
Dès lors, la seconde moitié du tome sera consacrée aux errances nocturnes de Clyde dans la demeure de l’aveugle, et si la thématique de l’enfermement, représentée par l’omniprésence des croisées de fenêtres, demeure, elle s’atténue un peu pour permettre à Hiramoto de développer un univers nocturne où citation cinématographique (Cukor surtout, avec Hantise, mais dans une veine beaucoup plus lugubre) et puissance créatrice se conjuguent pour donner un manga appelé à figurer parmi les œuvres majeures de la bande dessinée.
N’en reste pas moins qu’une lecture psychanalytique de Me and the Devil Blues serait pour une fois passionnante.

2 commentaires

1 SucreDeLune le 12/02/2009
Une fois de plus, j'ai beaucoup aimé ton analyse ^^.

Et toujours à propos de ce que tu dis, il y a aussi peut être quelque chose à dire sur la nourriture : dans la première image, on distingue vaguement un bout de viande (en haut à gauche), tandis que les... légumes (?) juste en dessous de la fourchette rappellent des éclaboussures de sang de par les trames utilisées.

Ensuite, dans la deuxième image, les dents pleines de salive vont engloutir deux pauvres bouts de viande : les humains sont animalisés, ce sont deux boeufs aux yeux fous et ronds, énormes, qui vont se faire bouffer par un être à peine humain, résumé à sa bouche.

Enfin, troisième image, la viande que l'homme introduit dans sa bouche : elle est trop propre, policée, accompagne l'aspect "plastique" du visage de l'homme, elle est la directe conclusion de la deuxième image, où les deux boeufs ont été soigneusement rendus exsangue, transformés comme des steacks hachés pour être consommés. Quant au visage de l'homme, les trames utilisées et les effets de lumière me donnent froid dans le dos : c'est un homme plastique, pur produit de la consommation, en train de se gaver d'êtres humains qui ont perdu leur humanité...

J'avoue que cet homme me rappelle les anciens nazis de Monster, avec ses yeux vides et sa peau luisante ; quant à la viande, j'ai surtout en tête le générique de Dexter (après, je ne sais pas si ça correspond, puisque je n'ai pas vu cette série sauf son générique xD), qui est particulièrement écoeurant (image du lard dans la poil). D'ailleurs en fait, c'est le mot : plus que de la viande, il bouffe leur lard o_o". C'est écoeurant u_u".
2 El Nounourso le 14/02/2009
Ces planches m'ont moi aussi marqué, particulièrement la seconde qui s'intègre dans une des scènes les plus effrayantes de ce troisième tome. Jusqu'ici le shérif ne semblait pas aussi flippant mais cette terrible incitation au meurtre - incitation qui se change en ordre - le fait définitivement basculer du côté de dégénérés.

La palme de "creepiest guy" revient néanmoins à l'aveugle, sans doute parce qu'on le sent terriblement imprévisible. Après le dérapage du saloon, le lecteur sait qu'il peut exploser à tout moment. L'affaire des poupées et son lot de terribles sous-entendus achève de nous tordre les tripes. Clyde, en dépit de sa force, risque clairement sa peau...

> quant à la viande, j'ai surtout en tête le générique de Dexter
C'est un peu la même idée, celle du chasseur et de la proie, de gloutonnerie irrépressible, mais l'atmosphère de Dexter est beaucoup plus légère. Le gars reste un gentil qui possède une certaine morale et beaucoup d'ironie. Rien à voir avoir l'autre psychopathe ^^

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